En 2009, après seize ans de très difficiles recherches, j'ai enfin identifié et commencé à décrire la pratique traditionnelle extrêmement simple base de la festivité à Paris et en d'autres lieux : la goguette.
Il s'agit de se réunir ponctuellement à dix-neuf personnes maximum. Pour passer un bon moment ensemble. Et chanter des chansons qu'on connait ou invente, placées sur des airs connus ou inventés.
Quand le pratique de la goguette était très répandue à Paris, le Carnaval était gigantesque. Car les goguettiers le préparaient et rejoignaient sans difficultés. Habitués à faire ensemble souvent la fête, ils se regroupaient, formant l'armature joyeuse des bals et cortèges qui rassemblaient des foules innombrables.
C'est ce qui se passe encore aujourd'hui à Dunkerque et aux alentours, où la goguette a survécu avec les « sociétés philanthropiques et carnavalesques ». Là-bas le Carnaval est immense et très joyeux. Tout le monde descend dans la rue et fait aussi la fête aux bals et chez soi à cette occasion. « On fait chapelle » : on invite plein de monde à boire à la maison, y compris des inconnus. Le Carnaval dure deux mois.
Cela fait juste un an que mon amie Alexandra a réuni une goguette. Mais depuis deux ans qu'à Cherbourg, Paris ou en Italie je parle de goguette, sa renaissance – qui ne réclame pas d'argent, locaux, logistique ou compétences particulières, – paraît buter sur des obstacles invisibles. Les ayant identifié, j'ai rédigé ce texte.
Pourquoi la goguette a disparu : « le chiffre magique »
La goguette a été victime des illusions et idées fausses qui ont parasité son succès.
Jusqu'en 1830 la loi interdisait, sous peine d'une forte amende, d'être plus de dix-neuf assemblés en goguette.
Après, le caractère inoffensif de la plupart des goguettiers et l'évolution politique a fait lever l'interdiction. Ce qui a fait perdre à la plupart des réunions goguettières leurs qualités, et après un grand progrès apparent, les a anéanti. Le souffle goguettier est mort avec des locaux spacieux, mobiliers, logistique, moyens financiers, discipline de fonctionnement et votes. Avant de disparaître, affaibli, chez des milliers de goguettiers, il a été parasité par la politique et l'ambition de ceux qui voulaient devenir les chefs.
Ça a pris du temps. On a voulu faire grand, avoir un piano, un théâtre, donner des représentations... La grande masse des goguettes s'est transformée en autre chose. La plupart des goguettiers ont, avec enthousiasme et inconscience, abandonné ce qui faisait la raison d'être de leurs réunions familiales devenues associatives.
Passer une soirée ensemble à rire, sourire, s'amuser et chanter en petit groupe était le but.
Petit on était fort. Grand on est devenu faible. Dans les fêtes anniversaires qui marchaient bien dans ma famille j'ai pu voir qu'au delà de dix-neuf présents l'unité de la réunion se brisait spontanément.
C'est une règle qui paraît relever de la Nature : quand on atteint les vingt, le groupe se casse en deux. Mon ami Brian m'a dit à propos de cette règle des dix-neuf : « Ah ! C'est le chiffre magique. » A Dunkerque les sociétés de Carnaval ont pour la plupart douze membres à peine. Seules trois ou quatre sur des dizaines montent jusqu'à la cinquantaine. C'est tellement évident pour les Dunkerquois qu'ils n'en parlent jamais. Il faut aller là-bas pour l'apprendre. C'est ce que j'ai fait.
L'auto-destruction des goguettes qui n'ont pas su respecter leurs limites naturelles a eu pour conséquence de tuer et faire oublier l'idée-même de goguette dans la population qui m'entoure. Elle confond goguette et guinguette, goguette et chorale. Elle ne comprend pas ce que c'est et à quoi ça sert. Comme je n'arrivais pas à expliquer cette pratique, la réponse bateau était jusqu'à présent : « de goguette on n'a pas besoin. Quand on en a envie, on se voit et on chante. » Mais les réunions spontanées de ce genre sont plutôt rares. Comment arriver alors à faire renaître la base du grand Carnaval de Paris et d'ailleurs ?
Aujourd'hui, même le mot goguette est oublié. Sauf dans le sens usuel d'être joyeux et un peu saoul. Pas dans celui de sociétés lyriques et chantantes comme il y en avait des centaines en France et jusqu'en Belgique.
Un élément d'accélération de la destruction de la goguette a certainement été la loi française de juillet 1901 sur les associations et son équivalent belge : la loi sur les associations sans but lucratif (ASBL). Réponses institutionnelles à l'associativité traditionnelle, elles remplacent la volonté commune par une structure, le mérite par le vote, la bonne volonté par les cotisations. Et incite l'association à caricaturer le monde, avec des objectifs à atteindre, un budget, un président. Et des autorités à séduire pour obtenir des subventions en perdant sa liberté.
Je n'ai moi-même pas su empêcher, il y a plusieurs années, que se détruise une goguette qui ne portait pas ce nom et que j'avais réuni. Qui fonctionnait. A laquelle je tenais beaucoup. Où je m'étais investi énormément. Je n'ai pas su stopper la catastrophe. Par ignorance, j'ai initié trois choses qui l'ont détruites :
La première a été de fixer un rythme de réunions régulières. Or une goguette se réunit ponctuellement. On a envie de se voir à moins de vingt pour passer un moment agréable ensemble et chanter des chansons. Alors on propose à son entourage de « faire goguette ». En aucun cas la goguette a un statut coercitif où on « doit » se voir tous les tant de temps. Voir les choses ainsi est absolument contraire à son esprit. Nous ne sommes ni au travail, ni à l'école. Nous faisons ici tout pour le plaisir et avec plaisir. Cela peut paraître subtil, mais change tout : quand bien-même nous nous verrions ponctuellement très souvent, ce n'est pas du tout la même chose que se voir en se soumettant au joug d'une programmation hebdomadaire, mensuelle ou autre.
C'est pareil dans un centre de vacances quand quelqu'un propose une belote. Ceux qui veulent acceptent et suivent les règles de la belote. Les autres font autre chose. Même si vous y jouez souvent, vous trouveriez horrible en arrivant au centre de vacances d'apprendre que la belote est « obligatoire tous les soirs de 20 h à 22 h 30. » Ça pourrait même vous ôter l'envie de jouer à la belote durant vos vacances.
La seconde erreur a été de dépasser le chiffre magique. La société qui marchait bien a été envahie par des gens qui voulaient seulement en profiter comme d'un spectacle gratuit ou pour devenir des chefs et s'enrichir.
La troisième erreur, corrélative à l'agrandissement de la société, a été son dépôt en tant qu'association 1901. Ce qui l'a achevé en introduisant la sacro-sainte démocratie avec le vote, les dirigeants élus et électeurs cotisants. Or le vote, dont en France on a fait une religion, n'est pas bienvenu et adapté aux goguettes.
Dans les ateliers des écoles d'art et architecture en France, les « massiers », élèves qui animent la goguette sans nom des élèves, ne sont pas élus, mais cooptés par un consensus général. Depuis huit siècles, celui ou celle que tout le monde apprécie devient massier suite à un accord commun implicite et ça marche.
Dans les lavoirs jadis, la goguette était souterraine et même pas ouvertement déclarée.
Le vote peut être indésirable : pour choisir la moquette de votre appartement, vous ne faites pas voter l'ensemble de vos voisins pour décider. Vous ne faites pas non plus voter vos parents et amis pour décider de vous marier, divorcer ou avoir un enfant. Dans une goguette c'est pareil. Le vote n'a pas sa place. Et si faire goguette avec certains ne vous plaît pas, vous n'êtes pas obligé de recommencer avec eux.
Faisons goguette partout, amusons-nous !
Pour faire goguette il n'y a nul besoin de locaux, logistique, argent, chefs, compétences particulières. Juste d'un peu de lucidité et sens pratique. Et surtout éviter les embûches rutilantes qui nient la festivité.
Régina, parlant de la Goguette des Jardiniers réunie par Alexandra dans la Cité Jardins d'Asnières, a dit : « C'est génial ! Ça permet de connaître ses voisins ! » Avec elle, nous avons été sept réunis dont trois enfants. Demain, si ce message est entendu nous serons des millions à nous amuser.
Basile Pachkoff , Asnières le 21 juin 2011.